Les minables aussi ont le droit de vivre

Si l'on n'est pas le meilleur dans son domaine d'activité, si l'on n'est pas parmi les plus beaux, les plus intelligents, les plus grands, les plus forts, a-t-on juste le droit de vivre ? Ne serait-ce pas que, par pure charité, on en serait juste réduit à accepter l'existence des ratés parce qu'il n'est pas politiquement correct de passer à l'eugénisme ?

C'est que je suis tombé sur une discussion sur Internet. Un graphiste se lamente parce qu'il a fait la maquette d'un document pour une manifestation. Il y avait eu appel à candidature et un jury a choisi la maquette qui lui plaisait le plus. La maquette de ce graphiste a été écartée et il donne un lien pour voir son travail et pour voir le travail retenu. Pour moi, aucune des deux propositions est bonne. Je me dis que j'aurais sans doute fait autrement ou autre chose. Je ne dis pas que j'aurais fait mieux ou que j'aurais été retenu, hein. D'après ce que j'ai compris, ce type est un professionnel, un graphiste indépendant, établi depuis de nombreuses années et persuadé de ses qualités. Je n'ai rien vu de plus que ce qu'il présentait là et ce que j'ai vu, et ce que j'ai vu, je l'ai trouvé très mauvais.
Dans les domaines qui me concernent, je connais des personnes qui placent la barre vraiment très haut. J'ai rencontré des dessinateurs (et une dessinatrice) qui me donnent l'envie de tout arrêter, des "webdesigners" qui m'incitent à me lancer dans la création de pages Minitel, des photographes qui me poussent à bazarder mon matériel pour me contenter de l'appareil photo du téléphone portable. Le bon côté des choses, c'est que ça m'a appris la modestie et l'humilité. Le mauvais côté, c'est que ça peut vous casser le moral durablement.
Si ça me le fait un peu moins depuis quelques années, j'avais remarqué qu'il ne fallait surtout pas que je lise des BD des auteurs que j'estime les meilleurs (Franquin, Uderzo, Boucq...) si je voulais dessiner. Je passais mon temps à comparer, à tenter de copier, à gommer, à déchirer. Finalement, je ne sais pas si c'est de la sagesse, je me suis dit que c'était comme ça et qu'il fallait que je vive avec. Oui, je ne suis pas le meilleur dessinateur du monde, oui je ne le serai jamais.
Et puis aussi, j'ai réfléchi à un truc qui me semble évident. Les plus grands des meilleurs ne peuvent pas tout faire pour tout le monde. Du coup, ça laisse plein de place pour les minables, les sans grade, les petits, les laborieux. On pourrait faire une analogie avec la cuisine. Il y a de grand(e)s cuisiniers(ères) qui font une cuisine réputée. Tout le monde ne peut pas aller manger dans ces grands restaurants parce que tout le monde n'a pas les moyens financiers, certes, mais aussi parce qu'il n'y aurait pas la place pour tout le monde. A chacun selon ses moyens, ses besoins et ses attentes.
Si pour celles et ceux qui seraient dans une honnête moyenne en terme de talent il n'y a pas vraiment matière à s'inquiéter, il n'en va pas de même pour celles et ceux qui sont vraiment mauvais. Lorsque l'on est "moyen", on peut toujours trouver des "clients" pas trop exigeants. Ils savent se contenter de cette médiocrité et s'en satisfont. Les plus mauvais, eux, peinent à trouver quelques "clients" qui, de toutes façons, refusent de payer à peine plus que rien ou pas grand chose. On pourrait se laisser aller à plaindre ces "mauvais" et à agonir cette société qui ne sait pas venir en aide aux plus faibles. Mais dans les faits, ces mauvais ne seraient-ils pas juste de mauvais petits prétentieux qui refusent d'admettre l'évidence qui est qu'ils sont mauvais ?
J'en ai déjà longuement parlé sur ce blog. Je me considère, selon les moments, comme un "mauvais moyen". Je me place quelque part entre le tâcheron laborieux et l'honnête artisan. Je connais mes limites que j'atteins souvent. Je sais bien qu'il y a des travaux auxquels je ne peux même pas prétendre. Si l'on me demande un dessin humoristique "facile", une affiche simple, un travail de mise en pages basique, un petit site Internet sans prétention, je peux me débrouiller honnêtement. Au-delà, c'est une autre affaire. Plutôt que de prendre le boulot et d'échouer en perdant mon temps et celui du "client", il est à mon sens préférable de le refuser. Il y aura sans doute un meilleur qui aura ce travail et ce même "meilleur" refusera sans doute un travail qu'il considèrera trop simple et trop mal payé qui reviendra au "moyen". En fait, tout doit plus ou moins s'équilibrer.
Les personnes qui frisent l'excellence que j'ai pu rencontrer ont, presque toujours, une forme de modestie bienveillante. Je n'ai pas rencontré Franquin mais mon patron oui. Selon ce qu'il m'a raconté, le grand dessinateur était d'une modestie maladive et était tellement perfectionniste qu'il refusait de se satisfaire de ses dessins pourtant reconnus comme de pures merveilles par les gens de bon goût. Je connais des dessinateurs encore plus mauvais que moi qui se pensent artistes maudits et disent refuser de rentrer dans le milieu commercial et mercantile qu'ils détestent par-dessus tout. Posture un peu facile.

Motard fier comme Artaban
En voyant plus large, on remarque tout de même qu'en se modernisant nos sociétés en sont arrivés à peiner à trouver une place pour chacun et que de plus en plus de personnes sont laissées sur le bord de la route. Autrefois, le plus débile des idiots du village était utilisé (exploité ?) à des tâches diverses qui ne demandaient pas de compétence particulière. Les vieux gardaient les enfants, cassaient les noix, surveillaient la cuisson du repas ou le feu dans la cheminée. Aujourd'hui, le senior (au-delà de 45 ans tout de même) qui perd son emploi n'en trouvera pas un nouveau facilement. Un ouvrier d'usine doit aujourd'hui savoir au moins lire et écrire. S'il sait utiliser un tant soit peu l'outil informatique, c'est un plus indéniable.
Le progrès est sans doute une bonne chose. Grâce à lui, on a de l'énergie, on communique, on soigne, on mange, on circule. La société doit s'adapter au progrès en prenant en compte celles et ceux qui sont largués et en les prenant en charge. Il y a des personnes qui ne pourront jamais travailler dans nos sociétés et on ne peut pas décider de les éliminer en raison de leur inutilité. Enfin pour le moment !

Haut de page