Pour qui est passablement alcoolique ou intéressé par la chose brassicole, l'un n'empêchant pas l'autre, s'il est une bière qui déchaîne les passions et les fantasmes c'est bien celle brassée par les moines trappistes de l'abbaye St. Sixtus de Westvleteren, dans la partie flamande de la Belgique. Cette bière est tout simplement considérée comme la meilleure bière du monde. Rien que ça.
Meilleure bière du monde ? Oui, bon, il faut voir. Je ne les ai pas toute goûtées. Disons que, en 2004 ou 2005, les américains de ratebeer l'ont élue meilleure bière du monde parmi 30000 (trente mille) bières venues du monde entier. Ça vaut ce que ça vaut, je suis bien d'accord. Il n'empêche que pour la vingtaine de moines de l'abbaye Saint Sixte, ça a été le début du cauchemar. A compter de la publication de ce palmarès qui attribuait la note de 100 sur 100, difficile de faire mieux, la foule s'est pressée à l'entrée de l'abbaye pour acquérir ce breuvage. On relate que l'on aurait enregistré une file de voiture longue de deux kilomètres aux abords de l'abbaye. Ces bières qui étaient réputées et appréciées, connues de quelques passionnés et des habitants de la région étaient passées au rang de phénomène qu'il fallait absolument avoir goûté une fois dans sa vie.
Sur Internet, la nouvelle de la nomination de la Westvleteren tout en haut du podium s'est propagée comme une trainée de poudre. A l'époque, et c'est là que j'ai pu goûter les trois bières brassées pour la première fois, nous étions donc vers 2005, il était possible d'acheter de la Westvlteren en ligne auprès de sites de commerce en ligne. Ça n'a duré qu'un temps. Les moines ont vite mis le holà et ont revu leur manière de distribuer leurs bières. Désormais, il ne serait possible d'en acheter que à l'abbaye en prenant rendez-vous par téléphone en indiquant la plaque d'immatriculation du véhicule qui viendra prendre la commande. Accessoirement, il serait aussi possible d'en acheter ou d'en déguster au café "In de Vrede (dans la paix)" construit en face de l'abbaye par les moines et mis en gérance privée. Par contre, très clairement, les moines interdisent la revente et le commerce de leurs bières. Nous y reviendrons plus loin.
Avec mon frère, nous étions partis en virée dans le nord de la France et en Belgique. Comme je vous le disais, pour pouvoir acheter de la bière à l'abbaye, il faut réserver par téléphone. Dit comme ça, ça semble simple et peu contraignant. Laissez-moi vous expliquer un peu.
Avant de téléphoner, il faut se connecter sur le site de l'abbaye St. Sixtus et trouver la partie du site qui concerne la brasserie et la réservation des bières. Bien. Une fois que vous avez trouvé cela, vous devez vous rendre sur la page information actuelle. Evidemment, ces pages sont rédigées en flamand avec des traductions en français, anglais et allemand mais, du moins pour le français, ça reste parfois assez mystérieux. Vous voyez deux calendriers. Celui de gauche concerne les types de bières que vous pouvez réserver à telle date et telle heure. Il ne sert à rien de tenter d'appeler en dehors des horaires définis, le standard est fermé. La partie de droite vous indique les dates et heures auxquelles vous pourrez venir prendre livraison. Mais attention ! Vous ne décidez pas. Ce sera un moine qui, selon son agenda, vous dira quand vous pourrez venir. Si vous arrivez trop tôt, vous attendez ; si vous arrivez trop tard, vous repartez. C'est clair, net et précis.
Ce jour là, donc, nous roulions dans le fourgon en direction de la région parisienne depuis la Bachellerie d'où nous partions. A l'heure dite, mon frère a commencé à essayer d'appeler l'abbaye. Premier problème auquel ni lui ni moi n'avions pensé, il fallait avoir un abonnement permettant d'appeler l'étranger. Il parvient à obtenir un forfait auprès de son opérateur et il recommence. Les premières tentatives le plongent dans un profond désarroi. Il semble que l'appel ne peut jamais aboutir. Il se demande même à un moment s'il ne se serait pas trompé en notant le numéro à appeler. Pour s'en assurer, il appelle ma mère et lui demande le numéro. Il lui demande également de tenter d'appeler depuis la ligne du téléphone fixe. Comme ça, nous seront fixés.
C'est bien le bon numéro et ma mère obtient la même non réponse. Bon. Nous étions prévenus. Nous avions lu des témoignages, une amie de Ypres, en Belgique, nous avait prévenu. Ça allait être difficile. Ça l'a été. Combien de tentatives ? Impossible à dire. Sur des dizaines de kilomètres, mon frère n'a fait que ça. Composer le numéro, attendre, raccrocher, recommencer. Pendant longtemps, il n'y avait même pas la moindre indication que ça sonnait à l'autre bout. Rien. Juste quelque chose qui pouvait laisser penser que la ligne était saturée ou occupée. Et puis, première lueur d'espoir. Ça sonne. Ça sonne mais là ça dit que les lignes sont surchargées. Il y a du mieux. Il essaie et essaie et, enfin, ça y est, quelqu'un décroche. Je n'ai pas entendu la conversation mais ça a été court et je suppose que ça a été lapidaire. Parce que, à l'autre bout, forcément, on sait que l'on appelle pour réserver la bière vendue ce jour là à cette heure ci, que l'on en prendra forcément deux casiers de 24 bouteilles de 33 cl, on se contente de demander l'immatriculation du véhicule et de donner la date et l'heure auxquelles il faudra se présenter. Pas question de discuter plus, on raccroche. Dans le fourgon, c'est un cri de joie. Nous allons avoir nos bières.
Quelques jours plus tard, après être passés par Lille et Dunkerque où nous avons dormi, nous franchissons la frontière belge. Nous avons rendez-vous avec Christine à Ypres (Ieper en flamand) pour midi. Westvleteren n'est pas très éloigné de cette ville qui a donné son nom au gaz moutarde, l'hypérite[1]. Avant tout, nous allons en repérage du côté de l'abbaye. Ah oui, parce que je ne vous ai pas dit mais si nous n'avions pas réussi à réserver la bière, nous n'aurions même pas pu aller en déguster au café In de Vrede. Par la plus grande malchance qui puisse advenir, l'établissement était fermé ce jour là précisément. C'est ballot. Il aurait été ouvert, nous n'aurions pas hésité à aller boire une ou l'autre des trois bières brassées de l'autre côté de la route, vous pouvez me croire !
Ce café, l'In de Vrede, mérite sans aucun doute d'être visité. Déjà, on peut y boire la meilleure bière du monde et ce n'est pas rien, mais on peut aussi s'y restaurer. Peut-être une prochaine fois, sait-on jamais ? Par contre, je reconnais que j'espérais quelque chose de plus joli tant pour l'abbaye que pour le café. Tout cela n'a pas trop de style.
Il y a un point important, aussi, à vous communiquer. Lorsque vous avez eu la chance de pouvoir réserver vos deux caisses de bières, vous ne pouvez pas revenir en chercher avant 60 jours. Depuis que nous y sommes allés, le système s'est encore un peu durci. Désormais, il n'est pas possible d'appeler depuis plus de trois numéros de téléphone pour un même véhicule. Je suppose que certains demandaient à tout leur entourage de tenter une réservation depuis une multitude de téléphones.
Et donc, nous avons repéré les lieux et partons pour Ypres où nous sommes merveilleusement bien accueillis avec un apéritif somptueux et gargantuesque. A un point tel que nous en arrivons à nous demander si nous nous sommes bien compris. Il était bien question d'aller déjeuner à Ypres, non ? Mais oui, c'est bien cela. Nous partons en centre-ville et nous découvrons une bien jolie ville flamande avec des façades comme on en trouve là-bas. Très beau, très bien entretenu, très propre. Nous choisissons un restaurant-brasserie. En guise d'apéritif, nous prenons une bière. Et là, à cet instant du récit, j'ai un peu honte parce que je ne me souviens plus du tout de la bière que nous avons bue. Peut-être était-ce simplement une Leffe[2]. Ce dont je me souviens parfaitement, c'est d'avoir mangé une délicieuse carbonade de bœuf, légèrement différente de celle que nous pratiquons de l'autre côté de la frontière, du côté flamand français.
Il ne faut pas trop traîner. Nous avons rendez-vous à l'abbaye pour 15 heures. Je démarre le fourgon et direction Westvleteren ! Lorsque nous parvenons aux abords de l'abbaye, le doute n'est pas permis. Une file de véhicules est là. Combien ? Je ne sais pas exactement. Disons une vingtaine. Nous suivons la lente progression. Vous avez un terrain de quelques centaines de mètres carrés avec une route en U, une entrée et une sortie. Un panneau indique qu'il est interdit de faire des photos. J'en ai tout de même fait une ou deux sans grand intérêt. Passons. Pour le moment, le spectacle se déroule sous nos yeux. On regarde ce qu'il se passe. Une voiture approche du point de livraison. Un moine vérifie la plaque d'immatriculation sur son listing. On ouvre le coffre. Si l'on a des casiers de consignes, on les pose et on charge deux caisses de bières. On remonte en voiture, on fait une dizaine de mètres et on paie au guichet. Il est amusant de voir les mines réjouies. Un moment, je ne sais pas bien pourquoi, une voiture est refoulée. Arrivée trop tôt ? Arrivée trop tard ? Arrivée sans réservation ? Allez savoir. A force d'avancer, c'est notre tour. Nous descendons. Accueil courtois de monsieur le moine préposé à la distribution. Un beau sourire. Il semble heureux de son métier. Heureux de rendre heureux, aussi, sans doute. Et c'est vrai que ce commerce ne fait que des heureux. Non, pas de consignes. Oui, deux caisses. Nous les prenons nous-mêmes sur la pile de caisses. Nous chargeons et nous allons payer. Pour vous dire que nous sommes heureux, nous sommes heureux ! C'est bête, sans doute, mais ça nous a donné un petit sentiment d'avoir réussi un truc incroyable. Je ne ressens pas cela du tout lorsque je vais m'acheter mes kilogrammes de nouilles au supermarché.
On retourne se garer sur le parking déserté du In de Vrede et on immortalise le moment avec une photo d'une caisse de bières.
Sur le ticket de caisse, il est bien spécifié qu'il est interdit de revendre les bières. Une particularité des bières de Westvleteren est l'absence d'étiquette. Pour différencier une Abt.8 d'une Abt.10 ou 12, il faut se référer à la capsule. La 8, la moins forte, est une blonde. Les deux autres sont des brunes. La 12 titre 10.2° d'alcool à la mise en bouteille mais peut gagner quelques degrés supplémentaires en vieillissant. Les deux brunes peuvent vieillir plusieurs années. Il paraît qu'elles y gagnent en complexité aromatique. Je vous dirais cela dans deux voire trois ans si je suis toujours vivant et si le blog existe toujours.
Je ne vais pas vous faire l'historique de la bière de Westvleteren. Vous trouverez tout ce que je peux savoir et plus sur Internet. Toutefois, il m'amuse d'affirmer que la Westvleteren a des origines françaises (tout comme la Chimay). En effet, il semble que tout soit parti de l'abbaye du Mont des Cats[3]. Cette abbaye trappiste française produisait une bière renommée jusqu'à ce qu'elle soit bombardée vers la fin de la première guerre mondiale. C'est de cette abbaye que sont partis plusieurs moines avec la recette de la bière dans les poches de leur robe de bure[4] et ont fondé l'abbaye de Saint Sixte. Plus tard, d'autres moines essaimeront et partiront pour Chimay et l'abbaye de Scourmont où est désormais brassée les célèbres bières de Chimay.
Pour ce qui concerne l'interdiction de la revente des bières, il a existé une exception il y a peu. Les moines avaient besoin de financer des réparations du monastère et ils ont décidé de vendre des coffrets de six bouteilles de Abt12. A Bruxelles, nous avons vu deux établissements qui proposaient de la Westvleteren sur leur carte à des prix frôlant d'escroquerie. 10 voire 12 euros pour une bouteille de 33 cl, c'est sans doute exagéré. J'ai même eu la mauvaise idée de demander à une personne qui attendait le client à l'entrée d'un bar à bière du vieux Bruxelles à combien était vendue la Westvleteren affichée sans prix. Il l'a très mal pris. On trouve aussi ces bières vendues sur Internet, sur un site de vente aux enchères célèbre, par exemple. Ainsi, j'ai pu voir un coffret de six bouteilles vendu à 80 euros. Ça fait tousser. Pour information, elle est vendue 2,50 euro à l'abbaye
Certains osent faire un rapprochement cavalier entre la Westvleteren et un Petrus ou une Romanée-Conti. Bon. Je ne connais ni le Petrus ni la Romanée-Conti sinon de réputation mais je sais de source sûre que jamais vous n'aurez des tarifs "bas" en allant chercher votre vin directement à la propriété. Les moines de St. Sixte refusent de faire de l'argent sur la renommée de leur nectar. Ils ont choisi de vivre en restant fidèle à leurs idées. Ils vivent dans la recherche de dieu, sans doute assez modestement. L'argent permet d'entretenir les bâtiments, de faire vivre la communauté, de payer les charges. Il y a une intégrité certaine dans la démarche. Je me suis demandé un instant si leur politique de commercialisation qui entretient une certaine forme de pénurie n'était pas, finalement, un plan marketing bien huilé. Je n'ai pas la réponse mais il me semble toutefois que non.
Les moines ne sont pas sots. Ils savent qu'ils pourraient vendre plus cher, augmenter la production, vendre plus. Ils se contentent de produire environ 4000 hectolitres par an[5], de produire selon leurs besoins, loin des idées libérales délétères et de la sacro-sainte croissance que l'on veut nous imposer comme idée économique.
Ça me fait un peu mal au ventre de dire que je respecte des personnes qui croient en dieu et qui vouent leur vie à cela mais c'est pourtant vrai. Il y a dans cette vie monacale un petit quelque chose qui fait penser aux idées communistes et libertaires. Ce n'est pas pour autant que je vais prendre la robe. Je ne suis de toute manière pas capable de vivre de cette manière.
Enfin pour faire bref, et je ne vous encourage pas à la boisson, si jamais vous aimez la bière et que l'occasion vous ai donnée (voire vendue) de déguster une ce ces bières mythiques, estimez-vous chanceux et heureux. Par contre, et même si cela était malheureusement le cas, ne venez pas me dire que vous ne l'aurez pas aimée ! Il est ici interdit de dire du mal de la Westvleteren.
Il y aurait encore sans doute beaucoup à dire à propos de cette bière. Pour moi, le plus difficile est de trouver une occasion d'en boire une. Ce n'est pas là une bière que l'on boit dans la journée pour se désaltérer comme on boirait une Kronenbourg, bien fraîche, dans la chaleur d'un après-midi estival. C'est clairement une bière de dégustation, à boire à température de la cave, ni chaude ni froide, à tête reposée, en apéritif ou plus tard dans la soirée. Mais pas n'importe quand, pas avec n'importe qui... et sans doute pas seul. Et sinon, pour écrire ce billet, j'ai fait confiance à Jean-Sebastien Bach et à ses fugues pour m'inspirer. Ce que c'est beau !
Notes
[1] Oui, ça n'a rien à voir avec notre histoire mais c'est pour histoire de dire et en rapport avec les commémorations de la Grande Guerre qui fit un grand usage de ce gaz.
[2] N'allez pas penser que je n'aime pas la Leffe. Même si je ne les aime pas toutes, la blonde et la triple me satisfont tout à fait.
[3] Mont des Cats où nous nous sommes rendus et d'où nous avons ramené quelques bières, évidemment.
[4] J'avoue ignorer si les robes des moines sont pourvues de poches.
[5] L'abbaye de Achel a une production encore plus réduite.