A produit exceptionnel, prix exceptionnel. Avec les vins de Henri Jayer et ceux qui perpétuent son héritage, nous sommes peut-être dans le domaine de l'art. Il va sans dire que je n'ai jamais eu l'honneur de goûter un de ces vins d'exception. Du coup, je suis en pleine perplexité lorsque je lis qu'un vin peut atteindre une cote de plus de 50000 euros pour une bouteille.
Evidemment, la première question du phillistin que je suis est : "qui peut acheter ça ?" immédiatement suivie par l'autre question qui est : "qui peut boire ça ?".
Admettons qu'il me soit donné un jour d'entrer en possession d'un de ces vins. Admettons que l'on m'en offre une. Admettons que je la trouve sur un vide-greniers. Bon. J'ai une bouteille d'une valeur de plus de 10000 euros. Ou de plus de 5000 euros, même. J'en fais quoi ? Je la bois ? Je la vends ? Je la conserve comme un patrimoine, un placement ?
Si je décide de la boire, je la bois seul ? J'invite quelqu'un pour partager cet instant ? Et si je ne sais pas l'apprécier, je demande le remboursement ? Et si je l'ouvre, je dois m'entourer d'un cérémonial particulier ? Il faut désinfecter le tire-bouchon ? Faut-il que ce vin accompagne un plat ou faut-il le boire juste pour lui, juste pour la dégustation ?
Pour acheter un vin de ce prix, il me semble évident qu'il faut avoir les moyens de le faire et que, de fait, il n'y a que les personnes "riches" qui peuvent se le permettre. Comme tout est relatif, j'imagine qu'il existe certaines personnes pour qui une dizaine de milliers d'euros ne représentent pas grand chose. D'ailleurs, j'imagine qu'il est des personnes qui ne savent même plus ce que représente l'argent. Toute proportion gardée, il y a déjà un caractère indécent à acheter une bouteille de vin à 20 euros.
Du vin comme de l'art ? On dit que le vin est un produit vivant. On prétend qu'il évolue au cours de sa vie. En bien ou en mal. Est-ce que le vin peut être considéré comme un "produit artistique" ? J'hésite. L'art, à mon avis, n'est pas le marché de l'art. Objectivement, il n'y a pas de raison pour qu'une peinture, une sculpture, atteigne des prix si élevés que ceux que l'on constate parfois. La spéculation autour d'une œuvre m'agace beaucoup. Si l'on peut admettre que l'artiste ait le désir légitime de vivre de son art, il me paraît suspect qu'une œuvre devienne un placement financier. Qu'une œuvre n'ait pas de prix ne veut pas dire qu'elle est chère. Il m'apparaîtrait plus sage de dire qu'une œuvre ne serait pas à vendre, qu'elle ne serait pas échangeable contre de l'argent. Une peinture comme la Joconde n'a pas de prix. Pourquoi ? Peut-être parce qu'elle appartient à l'humanité ? Une grotte comme celle de Lascaux a-t-elle un prix ? Peut-être un jour sera-t-elle privatisée, achetée, cotée. Il existe une similitude entre la grotte de Lascaux et une bouteille rare. On sait ce qu'elles recèlent toutes deux mais elles sont fermées. L'une comme l'autre sont fermées pour éviter qu'elles s'abîment. Nous sommes en présence de deux "produits culturels" dont on ne peut pas profiter sans les détruire.
La comparaison entre une grotte et une bouteille peut sembler osée. D'un côté, nous avons une "œuvre" vieille de plusieurs milliers d'années, de l'autre nous avons un produit appelé à disparaître dans des gosiers. La différence entre une bouteille de vin et une œuvre d'art serait donc que l'une serait éphémère par vocation lorsque l'autre devrait être conservée et protégée. Le problème est un problème d'échelle. Rien n'est éternel et on peut avoir la certitude que la plus belle sculpture comme la plus merveilleuse des peintures ; la plus intéressante des grottes comme la plus spectaculaire architecture ; les plus vieilles photographies ou les incunables les plus précieux, disparaîtront. L'homme pourra bien mettre en place toutes les ruses de préservation qu'il voudra, il ne pourra pas tout sauver. La terre engloutira tout à un moment ou à un autre. Peut-être l'espèce humaine saura-t-elle survivre à la disparition de la planète Terre. Peut-être amènera-t-elle des œuvres d'art avec elle dans sa migration vers d'autres systèmes solaires et peut-être même y aura-t-il du vin de Bourgogne dans ses bagages. Ça reste du domaine du pas sûr du tout.
Le problème ne serait donc pas lié au fait que le vin se doit d'être bu. Dans le domaine de l'art, on trouve de nombreux exemples d'œuvres éphémères. Depuis leur mort, on sait que l'on n'entendra plus jamais Bach interpréter l'une de ses œuvres et que l'on ne verra plus jamais Nijinski danser. Il reste des traces, bien sûr, mais ce ne sont plus les originaux. L'art est vivant et ce n'est qu'à sa mort qu'il rejoint les musées. L'art et l'artiste est forcément attaché à son époque. Que sommes-nous à même de comprendre des arts très anciens ?
Et alors ? Et alors, je ne sais pas. Au départ, tout de même, la culture de la vigne et la fabrication du vin n'a que peu de rapport avec l'art. Il ne faut tout de même pas déconner. Au départ, le vin n'est là que pour sa capacité à rendre joyeux. Peut-être a-t-on trouvé là une manière de conserver le raisin mais je pense que l'on a bien vite compris que l'on pouvait se bourrer la gueule avec du jus de raisin fermenté. Selon wikipedia, le vin pourrait avoir quelques 7000 ans. Il est sûr que des progrès ont été enregistrés depuis dans la vinification et l'œnologie. Les goûts ont également évolué, celui du vin et celui du buveur. Avec les histoires de terroir et la meilleure compréhension de la fabrication du vin, nous sommes arrivés à un stade où le vin a atteint le statut d'œuvre artistique. Ne devrait-on pas plutôt parler d'artisanat d'art ? Il y a certainement une grande rigueur et un vrai savoir-faire dans tout ce qu'a apporté Henri Jayer à l'art de faire du vin, je n'en disconviens pas même s'il m'est impossible d'en juger. De là à parler d'Art, il ne faut peut-être pas pousser. Et puis, il y a bien une logique économique derrière tout ça. Pour moi, nous sommes loin du travail de l'artiste même si, ces dernières années, la frontière entre l'art et l'argent est devenue très ténue.
Dans la réalité des choses, les vins de Bourgogne se négocient à des prix qui n'ont rien à voir avec le niveau de ceux qui ont la réputation des vins exceptionnels de la Romanée-Conti ou de Jayer. A mon niveau, je peux déjà me faire plaisir avec des vins qui n'atteignent même pas les 10 euros. C'est dire que ce n'est pas demain la veille que vous pourrez boire du pinard à plusieurs milliers d'euros chez moi.