Tentative de feuilleton collaboratif du mardi (26)

Alors que l'on est en train d'essayer de déchiffrer un très hypothétique message codé contenu dans une effroyable croûte picturale censée représenter une goélette marine, une étrange automobile est arrivée et semble glacer d'effroi le petit monde de la vila " La Falaise". Mais pendant ce temps, et totalement ailleurs, d'autres événements tout à fait incroyables se déroulent alors que l'on ne les attendait pas le moins du monde.

Bzzz. Clic. Clic. Cliic. Bzzbz. Clac. Clic. Cloc. Cliquiquiclic. Zzzz.

Des ruines de la maison Labornez, Günther se remet en route. Il pivote la tête dans un cliquetis douloureux accompagné de divers bruits de rouages enroués. Il observe, il analyse la situation. Ses neurones électroniques enregistrent et calculent. Il se redresse et tombe sur le côté. Il s’éteint.

Trois heures passent avant qu’il n’entre de nouveau en activité. Une diode se met à pulser au fond de l’orbite de son œil gauche. La tourelle de sa tête grince. Son bras droit ne répond plus. Il s’assied, il constate qu’il fait nuit. Il passe en mode « vision nocturne ». Il cherche Colette. Il ne trouve pas Colette. Il cherche Hans. Il ne trouve pas Hans. Il active son modem à ondes courtes. Il n’y parvient pas. Il essaie encore. Il pousse un peu la tension du modem. Le modem crame. Le modem est foutu, carbonisé. Il bouge une jambe. Il bouge l’autre jambe. Il a perdu un pied. Il prend le pied détaché. Il se demande s’il peut réparer. Il lui faudrait un fer à souder et des outils de précision. Son cerveau plein de processeurs lui dit que c’est peine perdue. Il jette le pied. Il cherche quelque chose parmi les gravas. Quelque chose qui puisse remplacer le pied. Une prothèse de fortune qui lui permette de tenir debout et de marcher. Un bout de pied de table. Ça fera l’affaire. Il tire sur un fil électrique qui pend depuis une poutre éclatée. Il s’en sert comme lien. Il se lève. Il fait un pas. Il ajuste son pied de bois en hauteur. Il fait un second pas.

Ses batterie se déchargent vite. Il doit y avoir un court-circuit qui pompe son énergie vitale. Il lui faut réparer et se recharger. Il cherche une source d’électricité parmi les bouts de fils électriques qu’il trouve en fouillant les décombres. Il se sent réfléchir de plus en plus lentement. Il est entré en mode dégradé. Il peut tenir une heure si tout va bien. Il trouve une paire de fils alimentés. La phase, le neutre. 240 volts. Il va faire le plein. Il se fourre les fils dans les trous de nez, en prise directe avec le conjoncteur-découpleur de phase du transformateur-chargeur. Il reste comme ça, assis à attendre, avec juste le système d’alerte qui veille.

Les batteries chargées à bloc, il se débranche et se lève. Il repasse en accéléré le film de sa mémoire. Il enregistre les visages et les noms dans ses éléments de mémoire instantanée. Il sait où il est. Il sait sa mission et il sait ce qu’il a à faire. Il ne sait pas où sont Colette, Gérard et Hans. Ils ne sont pas dans les ruines de la maison. Il s’extirpe de ce qui a été une maison et récupère les données de géolocalisation. Il appelle la carte des environs. L’habitation la plus proche est celle du père Kermitt. Prendre la route vers le sud est sur quarante-huit mètres et tourner à gauche. En boitant et en traînant la patte, il avance. Il tourne à gauche et fait face à une sorte de bâtiment fait de planches. Un hangar branlant. Il pousse la porte. Il cherche ce qui peut lui être utile en essayant de faire le moins de bruit possible.

Il va au fond du hangar. Sous une bâche, il trouve une moto. Une 350 BSA, lui indique son ordinateur intime. Il cherche les données techniques. Il lui faut trouver du carburant. Il cherche. L’analyse des fûts, bouteilles et bidons lui permet d’écarter le cidre, le calvados et l’engrais pour géranium. Il trouve cependant ce qu’il cherche. Il porte le bidon à sa bouche. Essence de pétrole et lubrifiant minéral monograde. Tout juste bon pour une tronçonneuse ! Le monocylindre anglais n’acceptera jamais pareille mixture. Il retourne au fond du hangar et soulève une autre bâche grise. Un sourire rayonnant s’affiche sur sa face démolie.

- Ach ! Ein BMW motorrad ! Gut !

Il retourne chercher le bidon de mélange à tronçonneuse et débâche la BMW. Il vide le précieux carburant dans le réservoir, déplace la motocyclette et ouvre la porte du hangar. Il pousse l’engin à l’extérieur avant de s’attaquer à une expertise minutieuse en faisant appel à ses ressources internes. Il comprend comment il peut faire démarrer la machine et l’origine des pannes éventuelles. Les pneus sont légèrement dégonflés, le frein avant est hors d’usage et il n’y a pas la clé de contact. Broutilles. Il dévisse l’index de la main gauche et enfiche le connecteur universel dans le trou de la clé de contact. Dans les environs, une chouette hulule.

Le robinet d’essence est ouvert. Il a titillé les carburateurs, la boîte de vitesse est au point mort. Il lève la jambe et pose le pied sur le kick. Il pèse de tout son poids sur le dispositif de mise en route. Le bicylindre est entraîné mais n’a pas démarré. Un deuxième puis un troisième vigoureux coup de kick permet de faire entendre les premières explosions du flat-twin teuton. Günther passe une main affectueuse sur le beau réservoir noir orné de fins liserés blancs tracés à la main autour du prestigieux emblème blanc et bleu symbolisant une hélice d’avion. Il enfourche la BMW au moment où la lumière se fait au-dessus du perron de la maison du père Kermitt et que celui-ci apparaît en chemise et bonnet de nuit avec l’air le plus éberlué dont il est capable.

- Mais ? Mais ? Ma moto ! Ma moto !

- Scheiße !

- Mais ! Eh ! Vous, là ! Ma moto ! Il me pique ma moto ! Tonnerre de Brest ! Ma moto ! Et l’allemande en plus ! Prenez plutôt la merde d’anglaise qui veut jamais marcher !

Günther ne l’écoute déjà plus. Il a passé la première vitesse et, dans un équilibre un peu précaire, a commencé à rouler. Dans un panache bleuâtre, il prend le large en laissant le père Kermitt vociférer et se lamenter sur son malheur. La route défile dans le faisceau chiche du gros phare de la BMW grondante. Tandis que le père Kermitt s’est précipité sur son téléphone pour appeler la gendarmerie locale à la rescousse, le fier cyborg de conception germanique fait route vers Hans dont il vient de recevoir les ondes de localisation. Il faut se diriger vers la Normandie. Pays au souvenir douloureux pour tout le peuple allemand. Le pays de l’invasion yankee. Le pays du début de la fin. Presque pire que Stalingrad.

...

- Brigadier Chapraud ! Réveillez-vous, brigadier Chapraud !

- Hein ? Quoi ? C’est quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Brigadier Chapraut ? C’est vous qui m’appelez ?

- Oui brigadier Chapraud, c’est le brigadier homonyme à un « t » près. Je vous ai réveillé ?

- Eh oui dame ! Je dormais ! C’est pour ça que vous m’avez réveillé. Que si j’avais pas dormi, vous ne m’auriez pas réveillé, comme qui dirait. C’est pour quoi, brigadier Chapraut ?

- C’est relatif au père Kermitt qui...

- Qui est encore fin saoul ?

- Il dit que non.

- Il ment. Il est saoul, je vous dis, brigadier Chapraud. Laissez-moi retrouver mes rêves. J’étais nommé adjudant et il y avait un grand buffet avec du pâté de campagne et du saucisson sec. Je veux retrouver mon rêve.

- Il dit qu’un allemand louche lui a volé une moto.

- Il a une moto, le père Kermitt ? Première nouvelle. Dites-lui de venir nous présenter papiers du véhicule et attestation d’assurance demain matin. Bonne nuit, brigadier Chapraud.

- Il dit qu’il faut qu’on vienne.

- Je dors.

- Mais vous parlez, brigadier Chapraut.

- Je parle en dormant.

- Et vous pétez, aussi, sauf votre respect, brigadier Chapraut.

- Je ne vous permets pas, brigadier Chapraud.

- Pourtant, j’ai entendu.

- ...

- Vous dormez toujours, brigadier Chapraut.

- Non. J’arrive. Faites chauffer du café, brigadier Chapraud.

- Vous prendrez du lait ?

- J’aimerais mieux une larme de Calvados.

- Tout comme moi. Sauf que le café, à cette heure de la nuit, j’y tiens guère trop.

- Moi non plus, en fait. Partons sur le calvados... sans café. A la guerre comme à la guerre.

- Et j’lui dis quoi, au père Kermitt, brigadier Chapraut ?

- Qu’on arrive tout de suite après le café, brigadier Chapraud.

...

A peine un peu plus d’une heure plus tard, la Renault 4 des pandores arrivent en zigzaguant un brin devant la maison du père Kermitt sise à bien au moins deux kilomètres de la gendarmerie locale. L’haleine surchargée à la pomme de contrebande et le képi de travers, qui penche à gauche pour le brigadier Chapraud, à droite pour le brigadier Chapraut, les deux brigadiers se présentent devant la porte du père Kermitt qui, pour se consoler, s’est réfugié dans le calvados. Une tradition du cru.

- Ah ! Vous voyez, Chapraud...

- Brigadier ! Brigadier Chapraud, brigadier Chapraut !

- Oui... Brigadier Chapraud. Je vous l’avais dit. Il est saoul !

- Ma foi.

- Pas plus que vous, mes brigadiers

- ‘Tention ! Injure de manque de respect à militaires dans l’exercice de leurs fonctions ! Ça va chercher loin, ça, père Kermitt !

- On en a foutu au trou pour moins que ça !

- Et sans connotation sexuelle, je préfère vous dire. Parce que Chapraut et moi, on est pas du genre à abuser de notre pouvoir.

- Exactement ! Chapraud et moi-même, on est comme qui dirait irréprochables.

- J’aurais pas mieux dit. Bravo brigadier Chapraut !

- Et ma moto ?

- Vous avez les papiers du véhicule ?

- C’est que...

- C’est oui ou c’est non ? On va dresser procès verbal, pour dire qu’on s’est pas déplacés pour rien.

- C’est que...

- C’est que quoi ?

- C’est que vous avez pas un peu soif avec toute la route que vous avez faite pour arriver ici ?

- C’est pas faux. Il faut pas se déshydrater.

- J’ai du calva qu’est pas piqué des vers. Mais entrez donc, brigadiers !

Les gendarmes entrent. Ils s’asseyent et le père Kermitt prend deux verres dans le buffet qu’il pose sur la toile cirée de la table. Il attrape la bouteille et remplit les trois verres.

- Pas trop ! Nous sommes en service !

- Pas plus haut que le bord du verre !

- Brigadier Chapraud ! Un peu de tenue !

- Pardon, brigadier Chapraut ! J’ferai plus.

- Bon. Je vous explique, rapport à la moto. Les papiers, je les ai pas pour cause que l’Allemand qui me la vendue, il devait me les envoyer par la Poste et que la Poste, vous savez ce que c’est, ils perdent les lettres. C’est qu’ils boivent, les facteurs. Ils ont pas une vie facile, vous me direz. C’est un peu comme vous autres, les gendarmes. Sans la gnôle, vous tiendriez pas.

- C’est pas faux.

- Alors, la moto, je l’ai mise dans la grange et j’y ai jamais trop touché. Mais elle est à moi tout de même. Et là, il y a un type très bizarre qui causait comme on aurait dit de l’allemand qui me l’a volée, la moto. Et moi, ben naturellement, je me dis que ça doit être l’allemand qui me l’a vendue qui est venu la voler. C’est ça que je me suis dit en réfléchissant.

- Vous l’auriez achetée quand, cette moto ?

- Je dirais que ça devait être en 1963. Oui, l’été 63. J’en suis sûr.

- Ça fait pas loin d’il y a soixante ans, ça !

- Quarante, plutôt, brigadier Chapraut.

- Quarante ? Comment ça quarante, Brigadier Chapraud ?

- Ben oui, 2013 moins 1963 : quarante ans.

- Oui, bon. Quarante si vous voulez.

- Cinquante, non ?

- Comment ça, cinquante ?

- Excusez, brigadiers. Mais 2013 moins 1963, ça fait cinquante ans.

- Peut-être bien. Il fait soif, trouvez pas ?

Le père Kermitt remplit les verres.

- Bon. Partons sur cinquante. Il avait quel âge, votre vendeur ?

- Voyons voir un peu... Moi, j’avais vingt-deux... Hi hi hi... Pardon.

- ?

- Non, rien. Juste vingt-deux. Vingt-deux v’là les flics. Vous connaissez ?

- Faites bien attention ! Manque de respect à force de l’ordre dans la force de l’âge. C’est sujet à bavure ! Faites bien attention à vous !

- Bon, bon... Donc, j’avais un peu plus de vingt ans. Lui, le boche, il devait bien avoir dans les cinquante.

- Et votre voleur potentiel que vous disez, là, il avait l’air centenaire ?

- C’est que... Non. Il avait l’air grand et solide. Mais il boitait.

- C’est pas le même homme, si vous voulez mon avis. Je sais pas ce qu’en pense le brigadier Chapraud, mais pour moi, c’est pas le même homme. L’affaire est close. On vous dresse pas de contravention parce que l’objet du délit a disparu avec le crime mais on vous a à l’œil.

- Et aussi parce que votre calvados est bon. On passe l’éponge pour cette fois, hein, brigadier Chapraut ? Dites, père Kermitt, cette bouteille, on se la finirait pas ? Le jour commence à se lever et on a une dure journée qui nous attend.

...

Günther s’arrête dans une station service. Il tire le pistolet d’essence et le glisse dans le réservoir de la BMW. Il attend que le compteur se remette à zéro et actionne la gâchette. Il fait le plein. Ceci fait, il arrose copieusement les pompes, enfourche sa moto, la démarre, enclenche la première, lâche la poignée d’embrayage avec douceur et fait jaillir une flamme de son auriculaire droit. Il s'enfuit en laissant les flammes envahir la station service.

Alors qu’il est à moins de cinquante kilomètres de la villa « la Falaise », deux personnes descendent d’un Land Rover noir en tenant des armes de poing à la main. Dans la villa, Gaëlle et les autres sont bouche bée et les bras ballants.

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