Les inoubliables

Au détour de la découverte de la photo d'un groupe de cinq enfants, l'écrivain Jean-Marc Parisis revient sur les traces de sa propre enfance et enquête sur celle des enfants figés dans leur pose.

Ce sont cinq enfants qui prennent la pose devant l'objectif du photographe. Ils sont frères et sœurs. Ils sont arrivés à la Bachellerie avec leurs parents, Alsaciens réfugiés en Périgord après l'entrée des Allemands en Alsace. Cinq enfants, deux parents, une famille juive déracinée à qui les Allemands interdisent de vivre chez eux, en Alsace. Ils débarquent en Dordogne, dans la partie du département en zone libre. Durant la guerre, la mairie de Strasbourg est transférée à Périgueux. De nombreux réfugiés alsaciens arrivent en Dordogne et les familles sont dispersées dans le département. Plusieurs d'entre elles arrivent à la Bachellerie où elles sont acceptées sinon accueillies.
Jean-Marc Parisis est né en 1962. Il n'a pas connu la guerre. Par contre, il a connu la Bachellerie où il venait durant ses vacances, passer quelques jours chez ses grands-parents. Pour l'auteur, la Bachellerie est le village du bonheur. Il a ses souvenirs d'enfant et d'adolescent. Dans les années 70, il ne sait rien de ce qui s'est déroulé ici. Ses grands-parents taisent la guerre, personne n'en parle. Il ne doit pas non plus questionner. La guerre, c'est loin. Elle est terminée depuis une trentaine d'années. Bien sûr, on lui a dit que le château de Rastignac avait été brûlé par "les Allemands" mais ça ne dit rien de l'histoire. Ce château, il y allait s'amuser comme tous les enfants de l'époque. Un château abandonné, partiellement restauré en façade. Il suffisait de pousser une porte ou une fenêtre pour y entrer et parcourir les étages. Je le sais, je l'ai fait.
Je suis arrivé à la Bachellerie en 1978, avec mes parents et mes frères. Jean-Marc Parisis est mon aîné de deux ans. Il est un peu plus jeune que mon grand-frère. Nous aurions presque pu nous croiser dans le village durant les vacances d'été. Moi non plus je n'ai pas su tout de suite ce qui s'était passé ici. Le château brûlé, d'accord. Bon. Un peu partout, je voyais des plaques commémoratives. Des résistants tués par les Allemands. C'était déjà loin. Les noms ne me disaient rien.
Peu à peu, j'apprenais que le village de Rouffignac avait été intégralement brûlé durant la guerre. Et la mairie de Terrasson. J'ai commencé à entendre parler de la division Brehmer, du nom du général qui la commandait. Cette division avait pour charge de combattre, d'assassiner, de traquer les résistants, les juifs. J'ai commencé à entendre parler de ça et de la division das Reich. Jamais je n'ai entendu parler des Juifs de la Bachellerie avant très récemment, avant, presque, de lire le récit de Jean-Marc Parisis.

Les inoubliables — Jean-Marc Parisis
Jean-Marc Parisis débute son récit, sa plongée dans la mémoire collective tue de la Bachellerie, en racontant ses vacances chez ses grands-parents. Il arrive à la gare de la Bachellerie par l'autorail qui s'y arrête en venant de Brive[1]. Il descend vers la Mule Blanche, prend la départementale qui trace la rue principale du village, coupe à travers les prés et arrive à la maison de la Bachellerie pour un séjour joyeux. Le temps passe, Jean-Marc Parisis vit en région parisienne, je suppose que ses grands-parents meurent, il entreprend une carrière d'écrivain, il oublie un peu le village périgourdin.
Et un jour, un ami le met au défi de trouver la moindre photo prise dans l'enceinte du Vel d'Hiv lors de la rafle de juillet 1942. Il n'en trouve pas mais, en cherchant sur Internet, il tombe sur une photo de cinq enfants. Hasard incroyable, il découvre que la photo a un lien avec le village de son enfance. Il comprend que ces cinq enfants au sourire un peu forcé ont été déportés à Auschwitz où ils sont morts. Il est bouleversé. Le village du bonheur a été celui du malheur pour ces enfants, pour d'autres, beaucoup d'autres. Il se lance dans l'enquête, il rencontre des témoins, fait parler, effectue un devoir de mémoire d'une mémoire qui ne peut pas lui appartenir.
Il ne s'agit pas d'un roman et Jean-Marc Parisis retrace le passé avec beaucoup de retenue, se contentant presque de mettre des mots sur les paroles. Il retrace une sorte d'état des lieux, il explique les forces en présence. Nous avons les habitants de la Bachellerie, les personnes réfugiées là, les résistants nombreux dans la région au sein de diverses organisations, les "collabos", la milice, les salauds, aussi. Et puis, l'arrivée de la division Brehmer et l'enfer. Il base son récit sur les témoignages, parfois de deuxième main, sur les archives trouvées aux archives départementales, sur la parole des historiens qui ont traité la question.
Le résultat est un livre sensible que l'on lit rapidement, dans l'émotion. On ne retiendra pas tous les noms, on ne retiendra pas tous les faits. Pour celles et ceux qui vivent ou ont vécu à la Bachellerie, il y a des noms connus, des lieux marquants. Mais il reste aussi des mystères et des trous dans ce canevas reconstitué d'après des bouts de parole.

Jean-Marc Parisis
Jean-Marc Parisis est revenu à la Bachellerie. Une première fois pour rencontrer des personnes, pour retrouver des endroits, pour écrire son récit. Une nouvelle fois pour la présentation de son livre, devant un public assez nombreux, en présence de Roland Moulinier, maire de la commune. Il s'est prêté au jeu des questions-réponses. Soixante-dix ans après les faits, que reste-t-il de tout cela ? Un monument dressé à la mémoire des Juifs tués par les Allemands, des stèles, des plaques, quelques témoins directs, très peu, de moins en moins. Les cinq enfants Schenkel sont morts en Pologne, dans un camp d'extermination nazi. Combien de temps ont-ils vécu à la Bachellerie et dans quelle condition ? On peut imaginer que les enfants ont la capacité à voir le bon côté. Ils ont peut-être été heureux dans ce village. Ce n'est pas certain. Comment imaginer ce qu'a pu être leur vie ? Le village a changé en soixante-dix ans. La mémoire a passé, le présent s'est fait sa place.

Séance de dédicace
Je me suis demandé ce que signifiait la présentation de ce livre à la salle des fêtes de la Bachellerie. Je me suis demandé si nous étions là pour se glorifier de ce livre écrit par un quasi Bachelier, traitant du village et de son histoire, de ses places, de ses maisons, de ses rues, ou si nous étions là pour la mémoire des enfants Schenkel de la photo. Pour ces enfants, pour leurs parents, pour les autres familles qui avaient trouvé refuge à la Bachellerie et dans les environs. Je me le suis demandé sincèrement. Aurais-je lu le récit d'une semblable histoire qui se serait déroulée à vingt kilomètres de là ? Si l'auteur n'avais pas eu un lointain, très lointain, rapport avec ma vie, aurais-je lu ce livre ? Honnêtement, je ne le sais pas. Pour les habitants de la Bachellerie, il y a cette sorte d'honneur d'habiter une commune qui fait l'objet d'un bouquin, c'est certain. Du reste, et sans qu'il ait jamais été dit que tous les Bacheliers étaient des gens bien, des Justes. Il n'a pas été trop dit non plus qu'il y avait beaucoup de méchantes gens. Pourtant, il devait y avoir là, dans ce village, la même proportion de personnes qui résistaient, qui collaboraient, qui ne s'occupaient pas des affaires des autres, qui étaient sans opinion.
Du côté de la Genèbre, pas loin de la ferme Meekel, un monument existe. Après la lecture du livre de Jean-Marc Parisis, j'ai l'envie de le découvrir. Dans le fond, ce récit, s'il se déroule à la Bachellerie, doit être lu pour son caractère universel. Il ne peut pas être lu ainsi par les gens de la Bachellerie, je le comprends.

Note

[1] Autorail qu'il appelle Micheline par extension

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