Jacques a la haine. Trois heures qu'il s'échine sur sa Malaguti qui refuse de démarrer. Il a changé la bougie, il a gratté les vis platinées, il a soufflé dans le gicleur et il ne sait plus quoi faire. En plus, il vient d'apprendre que l'avion de Suzy, sa copine qui arrive tout droit du Minnesota a trois plombes de retard. Il ne se voit pas attendre sa rousse dans cette sale salle d'attente de la gare de Nantes. Alors, comme il ne peut pas rester en place, il part explorer le dépotoir de l'aérogare qu'est juste en face. Là, vautré sur la banquette d'un jumbo-jet déglingué, il se met à rêver de New-York, à l'Empire State Building, à l'effroyable King-Kong qui agrippe sa copine qui hurle comme un klaxon. Sur sa banquette qui se balance comme un rocking-chair, il se roule une cigarette dans un fourreau de papier zig-zag à bord doré tandis qu'une mouche assommée par la chaleur de l'été vient se poser sur ses lèvres. Désœuvré, écrasé par le poids de l'ennui, trop fatigué pour la chasser, Jacques ferme les yeux et réfléchit paresseusement à sa mob. Tête en l'air, il a comme un vague à l'âme. Il n'a décidément rien d'un géant Jones ou de quelqu'un de cette trempe. Il n'est rien qu'un grain de poussière, il ne fait que ce qu'il a toujours fait, juste ce qu'il sait faire, le minimum. Et Suzy qui n'arrive toujours pas !
Il avait tout prévu pour accueillir son amour, Jacques. Il avait mis le Champagne au frais. Enfin le mousseux mais c'est pareil. Pour lui, il avait quelques bières. Il préfère. Il avait rangé un peu sa piaule et nettoyé les chromes de sa Malag'. C'était sans compter sur son caractère de feu d'Italienne. Plus capricieuse qu'un aéroplane blindé mais qui tape le 100 km/h mieux que si elle carburait avec trois tonnes de TNT. Quoi que là, il avait eu beau s'échiner et suer sur le kick-starter, le moulin n'avait pas daigné péter. Encore une plombe à attendre. Depuis son boxon, Jacques tourne la tête vers sa machine. Il y a une bande de loubards qui est en train de se maraver la gueule. Il garde un œil sur la bagarre. Pas question qu'on touche à sa meule. Tout de même pas tranquille, il se lève et revient vers l'aérogare. Il y a là une bonne douzaine de rombières qui finissent leur bouteille de Joker©. Un voyage organisé, sans doute. Les charmes insoupçonnés du pays Nantais et tout le toutim. Il traîne, il fait les cent pas dans le hall. Il a envie d'une mousse au chocolat, il n'a pas un flèche en poche. Tant pis. Les panneaux d'information annoncent l'arrivée prochaine du Boeing de quinze heures trente-trois. Jacques traîne ses baskets vers les arrivées.
Il aperçoit sa Suzy. Il court vers elle. Embrassades, larmes de joie et de bonheur et engueulade lorsqu'elle apprend qu'il est venu la chercher avec sa mobylette pourrie.
— Et c'est où que je vais mettre ma valise, débile ?
— J'la mettrai sur le réservoir, t'inquiète, poupée.
Au comptoir proche, un vieux légionnaire s'endort sur sa bière. Un matelot de Saint-Malo serre une fille dans ses bras. Entre Jacques et Suzy, c'est la soupe à la grimace. Ça commence bien. Surtout que Jacques est bien obligé d'expliquer que la Malaguti fait un caprice.
— J'appelle un taxi, tu rentres à pied en poussant ta merde, préviens Suzy. File-moi du blé.
— J'ai pas de monnaie, j'ai tout mis dans le réservoir.
— T'es vraiment trop con, Jacky.
Jacques baisse la tête en signe de contrition. Il a mal joué sur ce coup. Ceci dit, ça lui permet de voir qu'il avait juste oublié d'ouvrir le robinet d'essence. Il est vraiment trop con, ce pauvre Jacky. Il ouvre l'essence, il titille le carburateur, deux coups de kick et le petit deux-temps s'ébroue dans un hurlement joyeux.
— En route, la môme ! On décolle !
Il tend un bol Altus à sa passagère, il place la valise sur le réservoir et le menton collé au cuir du bagage, il lance les bras vers les bracelets chromés. Un regard dans le rétro, une pression de l'orteil sur le sélecteur et le bolide s'envole dans un panache bleu et un feulement félin. Suzy enroule ses bras fins autour du cuir du pilote. La magie a lieu, la réconciliation est gagnée. C'est beau, l'amour, quand même !
Sauf que, manque de bol, au rond-point, il y a les pandores avec leur foutue 4L. Les cognes, ils n'aiment pas les tasses vociférantes. C'est recta, coup de sifflet, index qui pointe le bas-côté. Il faut obtempérer.
Salut militaire.
— Gendarmerie Nationale. Z'avez les papiers du véhicule ? Carte grise, certificat d'assurance, permis de conduire.
— Vous allez loin dans votre équipage ? Demande l'autre gendarme.
Jacques fouille dans la poche intérieure de son Perfecto. Il en extirpe les papiers demandés ainsi qu'un reste de shit qu'il avait oublié. Les gendarmes ne cillent pas. Tant mieux.
— On va vous contrôler l'alcoolémie.
— J'ai rien bu.
— C'est qu'est-ce qu'on va voir.
Le gendarme retourne à sa 4L pour chercher un ballon.
— Gendarme Chapraud, il reste des ballons ?
— Oui, Chapraut. Dans la sacoche.
— Ils sont valables ?
— J'ai testé, je peux vous dire qu'oui !
Chapraud revient de la voiture avec un alcootest. Il en a profité pour s'envoyer une rasade de calvados. Son haleine l'atteste.
— Soufflez là-dedans, ordonne-t-il
— J'aime autant pas, dit penaud Jacques.
En fait, il n'est plus bien sûr de ne pas avoir bu une bière ou deux, tout à l'heure.
— Faites pas l'enfant. On sait ce que c'est. On est gendarmes, on connaît la vie.
Jacques tente la conciliation mais rien à faire, les gendarmes veulent lui nuire. La mort dans l'âme il gonfle ses joues et expulse l'air vicié à travers le tube qui prend une étonnante quoi que sympathique couleur du plus bel effet.
— Bravo ! juge Chapraud
— Chapraut !
Jacques se voit déjà menotté, conduit au poste, devant le tribunal, une forte amende à la clé, le casier judiciaire moins vierge que la vieille pute de la rue de la Pipe. Ça ajouté à l'alcool et à l'émotion des retrouvailles avec sa Suzy, il craque, Jacques. Il voudrait qu'on lui enfonce le poing dans sa gueule ouverte jusqu'au cœur, jusqu'aux tripes. Les larmes arrivent et coulent à flot. Il tombe à genoux et supplie les gendarmes.
— Allez ! A toi qui pleures, qui hurles et qui te lamentes, j'ai dégoté une boisson de derrière les fagots. J'ai là au fond du sac un truc anti trac dont tu me diras des nouvelles.
Et Chapraud va chercher une bouteille dans son véhicule de fonction.
— C'est du bon, tu verras, fils, dit docte Chapraut. Direct de Pont-Aven ! Un calvados dont tu me diras des nouvelles.
Jacques empoigne le goulot et noie son chagrin dans une brûlante lampée de pomme frelatée. Ça lui fait du bien, ça lui requinque le moral.
— Bois pas tout ! On n'a pas fini notre journée !
— Allez, t'es un brave gars, juge Chapraut. Passe la bouteille.
Suzy est estomaquée. Elle n'en revient tout simplement pas. Elle n'aurait jamais pu imaginer une chose pareille.
— Vous connaissez Pont-Aven ?
— Sûr ! Noël et moi on a failli y être gendarmes.
— J'ai un ancêtre mort pour la patrie qui a commandé la brigade, confirme Noël Chapraud
— Mais on a pas pu, dit Léon Chapraut, la voix basse pleine de regrets.
— Non, on a pas pu.
— Rapport à une triste affaire de quand on était jeune.
— Ouais. Une affaire de bateau et de sous-marin.
— Et de gamin qu'on a un peu trop molesté, précise Chapraut, aussi, Chapraud.
— Faut reconnaître. Comment qu'il s'appelait ce petit gamin, au fait ?
— Pierre, je crois.
— Ah oui, Pierre, c'est ça. Aven ! Pierre Aven !
— Exact ! Quelle mémoire ! Ça mérite récompense !
La bouteille tourne. Suzy lui fait honneur. Elle est de Pont-Aven, Suzy. Née native de Bretagne. Elle y a une tante et un oncle. Gaëlle et Yannick. Ça lui fait penser qu'elle irait bien leur rendre visite. L'idée lui trotte dans la tête qui vacille un peu après le calvados de contrebande. Elle réfléchit à son projet. D'un coup de Malaguti, pour aller de Nantes à Montaigu chercher ses affaires chez sa copine Caroline et départ pour Pont-Aven avec son Jacques d'amour.
— Jacques, on irait pas à Pont-Aven ?
— En malag' ?
— Bien sûr !
— Alors ouais !
— On irait bien aussi, interviennent les gendarmes.
— Vous prendrez les bagages dans la 4L !
— C'est d'accord !
— Le chef va pas être content, note Chapraud.
— Il s'en rendra même pas compte. Et puis, qu'on soit en train de nous faire chier à faire chier le peuple ou qu'on soit ailleurs, hein ?
— T'as raison Chapraut ! T'es un pote !
— Un peu de tenue, gendarme Chapraud !
— Z'avez raison.
La bouteille fait un dernier petit tour et, une fois vidée, Jacques l'envoie exploser contre un camion qui passe de l'autre côté du rond-point.
— C'est trop cool ! On part quand ?
— Maintenant ! s'écrient les trois voix de Suzy et des gendarmes.
Aussitôt dit, aussitôt fait. C'est un improbable cortège qui prend la route pour Montaigu et qui, quelques heures plus tard file sur la route nationale en direction de Quimper. Suzy a finalement préféré voyager à l'arrière de la 4L où elle peut piquer un roupillon. La pomme fait dormir.
Il y a deux cent cinquante bornes. Le Malag' bien affûté aux transferts amoureusement limés tient un bon 80 km/h. La 4L peine à suivre le train d'enfer. La traversée des villages se fait à l'arrache, gyrophare et sirène lancés à fond la caisse. Des témoins jureront avoir vu des voitures de gendarmes poursuivre une horde de motards.
Ravitaillement et pause pipi dans une station Antar. On en profite pour faire le plein des véhicules. Au guichet, un journal affiche à la une l'affaire de la découverte d'os de dinosaure et pose la question qui alimente toutes les discussions depuis quelques semaines. Vrais os ou canular ? La suite est à lire page 8. Suzy a vaguement entendu parler de cette affaire depuis le Minnesota où elle étudiait l'influence de l'œuvre de Jules Verne sur le mouvement beatnik et sur la naissance de la musique psychédélique américaine. C'est une intellectuelle, Suzy, malgré les apparences. Elle va page 8 et parcourt en diagonale l'article. Il y a des avis d'experts, des témoignages de témoins, la position de l'église et l'opinion des politiques. L'affaire met en émoi le microcosme scientifique local qui s'étripe entre sceptiques et partisans.
Le professeur Norvetau, éminent archéologue local est persuadé de la véracité des faits et n'hésite pas à avancer que les dernières avancées en matière de datation au Calva 40 en disent long tout en reconnaissant "qu'il y a un os". Le docteur Gisèle Foo-Trac note "une recrudescence étonnante et inquiétante de cas d'amnésie totale ou partielle" parmi la population locale et affirme qu'elle-même ne peut en dire plus, ayant en partie perdu la mémoire de ce qu'elle voulait dire. L'émotion est à son comble à Pont-Aven. Un étranger de passage par Pont-Aven qui ne peut dire ce qu'il y fait réellement n'hésite pas à déclarer : "J'ai tout de même l'impression d'être mené en bateau dans toute cette histoire...". Cet étranger qui répondrait au patronyme de Roland Verne est à la recherche d'un ami qui se prénommerait Robert avec qui, il en est presque certain, il serait arrivé là à bord d'un sous-marin. "Parmi les habitants, certains tiennent des propos des plus étonnants comme ce tenancier de bar que nous avons rencontré et qui nous a déclaré : tant que le diable chaque soir jouera du luth dans mon placard, il f'ra beau si beau. Nous naviguons en pleine confusion", ajoute le localier, photo à l'appui de ses dires. Cette photo représente un galériste de la commune bien connu à qui l'on reconnaît bien du mérite eu égard à son handicap qui le cloue à une chaise roulante depuis son enfance. Ce galériste, Pierre Aven, dresse une maquette de sous-marin en affirmant à qui veut l'entendre que la solution est là. Malheureusement, lui non plus ne peut donner plus d'information. Un ancien boulanger à la retraite que l'on connaît ici comme "le père Kermitt" raconte à la cantonade, lors de ses rares moments de lucidité précaire, que l'on lui aurait volé une motocyclette de marque BMW alors même que l'on lui aurait endommagé une autre moto de marque BSA, une 350cc, précise-t-il. Il déplore aussi une diminution de sa réserve personnelle de calvados. "Le trouble règne en maître dans la localité d'habitude si tranquille de Pont-Aven et les autorités, gendarmerie nationale en tête, déploient toute leur énergie pour faire revenir le calme et la raison au sein de la population. Un gendarme qui souhaite conserver l'anonymat croit se souvenir confusément d'un véhicule retrouvé dans un étang et note avec une pointe d'amertume et d'accent méridional que tout cela ne serait pas arrivé du temps du commandant Chapraud, mort pour la patrie en 1915", poursuit le gratte-papier du cru avant de conclure en se demandant si cette affaire obscure de 4L retrouvée dans un étang proche ne serait pas en lien avec l'histoire du sous-marin dont on parle à mots couverts. "Le Nautilus de Pont-Aven serait-il le pendant du monstre du Loch Ness pour l'Ecosse" ose-t-il.
En début de soirée, une Malaguti fumante et pétaradante poursuivie par une 4L de la Gendarmerie Nationale pénètre dans l'artère principale de Pont-Aven. Sur leur passage, la population s'arrête et se fige dans une stupéfaction totale. Jusqu'à Bébert qui stoppe son omnibus pour mieux observer la scène.
— Ben quoi ? Ils ont jamais vu de gendarmes, par ici ? s'étonne Chapraut.