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Vingt-quatre sur vingt-quatre. Vingt quatre ans sur vingt-quatre ans. En 2008, le monde découvre l'affaire Fritzl. En 2012, Régis Jauffret écrit un roman sur cette histoire.

On a reproché à Régis Jauffret d'écrire n'importe quoi ou, tout du moins, d'inventer, de supputer, d'imaginer. "Claustria" est un roman. C'est indiqué clairement sur la couverture. Régis Jauffret aurait écrit un roman sur une affaire criminelle, un fait-divers. C'est vrai. Peut-on sérieusement le lui reprocher ? Surtout lorsque la réalité dépasse à ce point la fiction.
Durant vingt-quatre ans, Josef Fritzl va séquestrer sa fille dans une cave et lui faire sept enfants. Vingt-quatre ans ! Un romancier aurait eu l'idée de cette histoire, on l'aurait accusé de dépeindre une histoire trop incroyable, trop exagérée, trop sordide et trop malsaine. Là, l'histoire est vraie et bien qu'elle ait été dévoilée dans la presse, qu'elle ait fait l'objet d'un procès menant à l'incarcération à perpétuité de Josef Fritzl, on ne parvient toujours pas à la croire vraie.
Le roman de Régis Jauffret ne laisse aucune place à l'humour. Ça aurait pu. C'était le piège à éviter. Si j'avais eu l'idée, l'audace, le talent nécessaire à l'écriture d'un roman sur ce sujet, je suis bien certain que je n'aurais pas évité le piège. Je n'aurais pas pu m'empêcher de glisser du cynisme et de l'ironie entre les lignes. Régis Jauffret ne fait pas dans le graveleux. Il se contente de raconter froidement, se mettant en scène à l'occasion et se montrant dans sa propre incrédulité face à cette histoire incroyable. S'il peut s'arranger avec la vérité à l'occasion, c'est qu'il veut comprendre et qu'il avance des pistes de compréhension.
Dans son roman, l'auteur ne donne pas les vrais noms des protagonistes si ce n'est celui de Josef Fritzl lui-même. C'est un roman basé sur des faits réels. A quoi bon connaître le prénom de la fille Fritzl et de ses enfants et de sa mère[1] ? Nous ne sommes pas en présence d'un livre de journaliste qui voudrait transmettre l'histoire d'une manière factuelle ; nous sommes en face d'un écrivain sensible qui, me semble-t-il, a été traumatisé par cette affaire et cherche, à travers l'écriture, une forme d'exorcisme.
Le héros du roman est Josef Fritzl. Un héros haïssable, certes, mais un héros tout de même. Il y a le héros et puis des victimes. Et puis, il y a aussi des personnages sur lesquels plane le soupçon de la complicité plus ou moins silencieuse. Au premier chef, la femme mère et grand-mère. On ne peut s'empêcher de se poser des tonnes de questions. Comment a-t-elle pu ignorer ? Comment a-t-elle pu couvrir ? Comment a-t-elle pu se taire ? Les enfants de la maison, aussi. Et puis les locataires, les voisins, la collectivité tout entière. Qu'est-ce que c'est que ce pays ?
Claustria, c'est la contraction de claustration et de Austria. L'affaire Fritzl se déroule en Autriche. Là, c'est difficile de ne pas faire le lien avec d'autres affaires de séquestration, d'inceste ou de viol[2] et il est tout aussi difficile de faire le rapprochement avec le passé nazi de ce pays. Pourtant rien n'a sans doute à voir avec rien. Josef Fritzl n'est pas plus le diable qu'il n'est Hitler. Ce serait bien pratique si les criminels pouvaient ne pas être humains. Ce serait rassurant. L'homme serait bon et le mauvais ne serait pas humain. Or, selon toute vraisemblance, l'homme pourrait être capable du pire. Ça, c'est angoissant. Surtout pour les personnes constituant le genre humain, je veux dire. Nous ne sommes pas des bêtes, que diable !
La fille Fritzl passe vingt-quatre ans dans une cave connue des services publics locaux (voire nationaux) puisque elle est déclarée comme abri anti-atomique. Dans cette cave, elle va donner naissance à sept enfants dont le père est son père qui se trouve donc être aussi le grand-père. Avant la cave, le calvaire a déjà commencé. Violée par inceste depuis avant son adolescence[3], la fille Fritzl tente de s'enfuir de cette maison où règne la tyrannie en compagnie d'un jeune homme. Elle est rattrapée par le père avant d'être enfermée. Pour expliquer la disparition de la fille, il va inventer une histoire de secte qui saura contenter la mère. Et c'est comme ça. La fille est partie dans une secte, on ne sait où. Personne ne va partir à sa recherche. Elle est majeure, après tout ! Lorsque l'on est majeur, en Autriche, on est libre. Donc…
Sur les sept enfants, certains seront ramenés à la surface. Un mourra à trois jours et sera incinéré dans la chaudière. Les autres ne connaîtront que la cave jusqu'à leur libération, une libération due au mauvais état de santé de l'aînée. Alors que l'ignoble Fritzl a passé les soixante-dix ans et que tout se déroule selon ses plans depuis vingt-quatre ans, il y a un grain de sable qui vient se placer dans les rouages. Cette fille qui est malade conduit Fritzl à sa perte. Pourquoi accepte-t-il de conduire cette fille malade à l'hôpital dans un état proche de la mort ? Sans doute parce qu'il commence à vieillir et à perdre pied. Une faiblesse incroyable et inacceptable, en quelque sorte. Le faux pas fatal. Très simplement, je suppose que Josef ne se sentait pas de faire disparaître le cadavre de sa fille/petite-fille. La solution aurait été de laisser crever le petit monde de la cave. Arrêter l'alimentation en eau et en électricité, empoisonner tout ce petit monde intime et secret, murer la cave et passer à autre chose. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Mystère incompréhensible. Par peur d'avoir à supporter cet échec ? Peur de n'avoir plus de secret à garder jalousement ? Fatigue ?

claustria

Et ce bouquin alors ? Cinq-cents et quelques pages qui m'ont fait découvrir Régis Jauffret. Je n'avais jamais rien lu de cet auteur. Dans un premier temps, j'ai été déconcerté par son style. En fait, il m'a semblé que le roman devenait meilleur au fil des pages. Un peu comme si l'écrivain avait eu du mal à trouver comment débuter son travail. Et puis, on reste accroché à ce livre que j'ai lu sans plaisir mais avec un grand intérêt. Sans plaisir parce que, simplement, l'histoire n'est pas plaisante et parce que j'ai eu la désagréable sensation d'être un voyeur pervers qui plaçait un œil au judas hypothétique de la porte de la cave. Cela aurait été un roman, je n'y aurais sans doute pas cru et j'aurais demandé du plus croustillant. En fin de compte, je me suis demandé si la place donnée au lecteur n'était pas celle donnée aux juges de Josef Fritzl partagés entre le besoin de savoir et le désir d'ignorer. On a reproché à Régis Jauffret d'imaginer mais cette histoire est tout bonnement inimaginable, inconcevable.
J'ai pris mon temps pour finir ce bouquin. Comme pour faire durer le plaisir[4] pervers[5] Un plaisir pervers et désagréable et dérangeant et honteux et tout ce que l'on voudra. Un plaisir du même genre que celui que l'on peut prendre à entendre le témoignage d'un déporté de Auschwitz, à regarder "Le Pianiste" de Polanski ou "Funny Games" de Michael Haneke[6] ou je ne sais quoi d'autre de malsain. De ces petites choses qui nous font nous questionner sur l'humanité de l'Humanité, vous voyez ?
Il y a un parallèle qui est fait entre l'histoire de Jauffret et le mythe de la caverne de Platon. Je me suis demandé quel rapprochement on pouvait faire entre l'affaire Fritzl et ce mythe. La caverne, oui, bien sûr, ce serait la cave. Les habitants enchaînés de la caverne, les habitants enfermés de la cave, évidemment. Mais dans le fond, ne serait-ce pas nous qui n'avons pas connu la cave qui sommes les acteurs de ce mythe ? Ne serions-nous pas ceux qui ne peuvent croire ce que nous racontent ceux d'en-bas ?

A l'issu d'un procès, Josef Fritzl a été condamné à la prison à vie. L'affaire est close.

Notes

[1] Informations que l'on n'aura aucune peine à trouver par ailleurs sur Internet.

[2] Natascha Kampusch enfermée pendant plus de huit ans mais aussi une affaire mettant en scène deux sœurs qui auraient été détenues prisonnières durant quarante ans. Ceci dit, l'affaire Gouardo dont on trouvera les éléments sur wikipedia est bien française.

[3] Dès sa onzième année, apparemment.

[4] Que je prétends n'avoir pas pris.

[5] Plaisir pervers, là, oui, je l'ai pris.

[6] Tiens ! Un autre Autrichien !

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